C’est encore un peu étrange d’écrire ici, je n’ai pas tout à fait les mêmes repères que sur insta, et puis il y a moins d’interaction, moins de discussions, mais je poursuis mon exploration. Ça m’apprend aussi à me réadapter à une autre temporalité, moins immédiate, ce qui n’est pas plus mal.
Ces dernières semaines, j’ai repris mon roman adulte en chantier. J’ai terminé de relire et de rentrer les corrections avec un petit coup au moral, l’impression qu’il ne contient pas grand-chose de bien, que beaucoup de passages deviennent inutiles ou obsolètes depuis le changement que j’ai décidé (pour la cohérence du personnage principal). J’ai même hésité à revenir à mon premier choix, animée par la flemme sans doute, et aussi par le fait que narrativement ce changement est moins pratique même s’il a plus de sens, j’en ai discuté avec Martin, et puis j’ai fini par me résoudre. Oui, pas mal de passages n’ont plus lieu d’être et vont certainement finir à la poubelle des manuscrits (pour l’instant ils sont dans un dossier « scènes coupées » de mon fichier), mais c’est le jeu de l’écriture de roman. On tâtonne, on change de direction, on fait de nouveaux choix, et on écrit parfois juste pour mieux savoir ce qu’on va écrire. Ce n’est pas du temps perdu, même si ça en a l’air.
J’ai aussi fait une autre modification que je déteste : changer de temps. J’avais des passages au passé simple et d’autres au présent, et même une ou deux tentatives au passé composé. J’ai finalement opté pour le présent. Je me rends compte que j’écris de moins en moins de romans au passé simple, que le présent me plaît beaucoup pour son immédiateté, pour l’incarnation, pour la sensation qu’il donne au corps. Oui, peut-être que c’est ça, c’est un temps qui a une sensation, qui frotte, qu’on sent sur la peau comme un tissu. Ce n’est pas mieux ou moins bien qu’un autre, je crois que chaque temps éveille d’autres choses en nous : le passé simple charrie avec lui lui une forme de mélancolie, de hauteur de vue. C’est un temps qui contient le passé et le présent. Quand je lis des romans de Julia Kerninon écrits au passé composé, ça provoque en moi quelque chose de différent encore, et j’ai envie d’essayer de m’en emparer, mais force est de constater que s’il va très bien à Julia, il ne me va pas à moi. C’est un temps qui ne fonctionne pas avec les textes très dialogués, je crois, qui a besoin d’une plus grande distance entre le narrateur et le personnage. J’avais adoré aussi écrire ma nouvelle « Nos corps végétaux » au plus-que-parfait. C’est un temps un peu plus lourd, mais j’aime comme l’accumulation de verbes apporte une distance à la distance, il permet de parler depuis plusieurs niveaux différents, d’instaurer une sorte de hauteur temporelle qui paradoxalement implique.
J’ai donc choisi le présent pour ce livre-ci (et la troisième personne, mais ça c’était une évidence). J’ai corrigé, entré mes corrections, supprimé ce qui devait l’être, réalisé que je n’avais pas tant écrit que ça, soupiré, et enfin commencé à écrire un nouveau premier chapitre pour remplacer celui que je n’aimais pas.
C’est un roman un peu plus léger que les derniers que j’ai écrits, Sylvia, En couple, Silence (vous aussi vous donnez des petits noms à vos livres ?), du moins plus léger en apparence. Ce sera une sorte de chronique existentielle, ça parlera d’amour, d’amitié, de travail, d’identité, de queerness, de parentalité, de précarité, de corps. Pas exactement des sujets futiles en réalité. N’empêche, et je crois que c’est encore et toujours une des grandes questions du roman « féminin » (si tant est que ça existe - disons peut-être alors du roman non viriliste) : comment écrire une histoire profonde (je veux dire une histoire qui ait à la fois les atours et la réalité de la profondeur) sans y insuffler du drama artificiel, sans utiliser les codes du « masculin » (guerre, souffrance, politique, trahison). Ok l’intime est politique, ok la joie est politique, c’est la théorie, mais voilà une question plus réelle : comment faire de l’intime et de la joie l’objet de romans qui soient pris au sérieux ?
Faut-il éviter les dialogues ? Éviter l’humour ? S’éloigner formellement du roman narratif ? Ah oui, mais pas question de renoncer à tout ça. Alors glisser des références intellos ici ou là ?
Je pense pas mal à Fleishman is in trouble en ce moment (le livre et la série) qui parvient bien à faire du sociologique avec l’intime. Girlfriend in Mars et Yellowface aussi sont des romans à la fois très romanesques, intimes et politiques.
J’avais oublié qu’au début de l’écriture d’un roman, on est parfois envahi par une sorte de sidération. On est comme face à un entonnoir avec toutes les idées qu’on a envie d’y mettre et l’impression que ça ne va jamais rentrer, qu’il y a trop de choses, que ça va partir dans tous les sens, déborder. C’est ce que je ressentais hier, en sortant du Madeleine Café où j’avais passé la matinée à travailler, pensant à mes personnages, à leurs désirs et leurs difficultés, à tout ce que j’aimerais raconter, à tout ce que j’aimerais que contienne ce livre. Alors c’est vrai, parfois on abandonne des choses en cours de route, on les met de côté pour un prochain roman (ou on les abandonne parce qu’elles ne sont pas si intéressantes que ça ou parce qu’elles n’ont pas encore trouvé leur forme), mais c’est en écrivant qu’on parvient à tisser autant d’idées et de sujets ensemble pour façonner, parfois à notre plus grand étonnement, un tissu dense et solide.
Ces derniers temps, je réfléchis à comment remplacer la notion de « conflit » par exemple dans la narration. Et je me suis dit récemment que j’avais envie de plutôt m’attacher à la transformation du personnage. Que c’était un ressort finalement plus puissant encore, qui permet de créer un vrai attachement et un vrai intérêt et qui a le mérite d’être plus en adéquation avec l’envie de parler d’intime et de trouver des fins heureuses 😉
Merci en tout cas pour ce journal, toujours si généreux et passionnant.
« comment faire de l’intime et de la joie l’objet de romans qui soient pris au sérieux ? »